Les nageuses, les nageurs

Le thème de l’océan est récurrent dans ma pratique et a souvent été, plastiquement, matière au surgissement des affects. L’expérience de la baignade ou de la nage relève de l’imprégnation de l’être tout entier qui habite pleinement les forces colorées des bords de mer en été. L’incorporation est totale, elle mobilise tous les sens et n’est pas exempt de certains ambivalences. Elle est ici à voir comme l’expérience même de la joie, paradoxale par essence. En effet, la puissance visuelle du nageur devient à la fois trouble et lumineuse, le champ de vision s’élargit autant qu'il devient nébuleux : la vue se brouille en ouvrant les yeux sous l'eau au même moment où les couleurs surgissent. Tout semble basculer vers l’abstraction : des taches de couleurs, des rayons lumineux qui ondulent et disparaissent dans les profondeurs de la mer. Il y a aussi l'expérience du son étouffé par l’immersion: c'est un peu comme si on se retirait du monde pour mieux plonger dans ses profondeurs et ses plis. Les couleurs liquides et rafraichissantes de la mer viennent englober le corps d'une force vitale. L’élan du nageur oscille néanmoins avec l’abandon du corps dans l’espace naturel, qui rend certaines scènes étranges : le corps est à la fois actif et inerte.
La position contemplative de celui qui regarde l’autre nager est tout aussi puissante : les mouvements de la baignade multiplient le scintillement de la lumière dans l’eau, plonge le corps dans les variations éclatantes des couleurs vives. Le nageur est pris dans les plis irradiés par le soleil dans ce volume transparent; plis qui deviennent ces constellations lumineuses en perpétuel mouvement sur la surface de l’eau. Le corps se revêt d’une nouvelle matière, pénètre un nouvel espace translucide et irradiant, et donc constamment renouvelé : plénitude du spectacle du monde dont on fait partie, joie de l’osmose avec le monde vivant, et donc joie d’être, joie d'être au monde, comme le philosophe Clément Rosset le décrit.